Ca fait un moment que tu tries, que tu vides, ce grand placard-dressing à l'américaine et leur vue s'impose à toi à chaque fois que tu y entres. Elles t'observent, t'épient, te narguent. Elles savent bien l'effet qu'elles ont sur toi. Tu les évites, interdisant à ton oeil droit de trop s'attarder de ce côté, quitte à en loucher.
Mais voilà ce matin tu le sais, tu as presque tout vidé ce fameux grand dressing et tu vas devoir t'occuper d'elles deux. Elles, les boîtes à photos que tu connaîs depuis toujours. L'une des deux existait déjà chez ta grand-mère, celle que tu appelais si affectueusement " mémé" et qui t'a élevée. Elle est devenue propriété de ta maman, à la mort de mémé. Venant alors rejoindre une autre "copine" boîte à photos, que ta maman avait commencé à remplir pour son propre ménage.
Ce ne sont pas des boîtes prétentieuses, elles sont comme les personnes à qui elles ont appartenu, simples et sans grands moyens. L'une d'elle est une
ancienne boîte à morceaux de sucre en ferraille, elle fut sans doute avant une boîte à biscuits, c'est la boîte à photos de mémé.
"La boîte à photos à mémé", dirait-on dans le Nord, pour faire simple; le " de", pour signifier l'appartenance, c'est pour les gens qui parlent bien, dans le Nord on parle avec son coeur, et les fautes n'ont guère d'importance. Son couvercle ne ferme plus, elle est toute cabossée, les couleurs sont passées, mais peu importe c'est la plus jolie à tes yeux, la boîte à photos à mémé.
Dans ces boîtes, tu vas retrouver nos seulement ton enfance mais aussi ton passé, celui de tes parents, celui d'une partie de ta famille, les nombreux cousins et cousines de ta mère , les " mon-oncle", les " ma-tante", les pépés, les mémés, les voisins. Tout le monde t'attend, bien sagement.
Mais toi tu ne veux pas les regarder, car ce sera la première fois que tu en prends possession sans elle. Elle qui commentait " là c'est untel, il avait tel âge, la photo a été prise à tel endroit, vers telle année". Elle qui te racontait ses souvenirs d'enfance, les dures années de vie après 1950, mais aussi le bonheur dans la simplicité. Elle qui déroulait les petits secrets de famille, les dates de naissance, les évenements de la vie de chacun. Avec elle, chaque photo était un petit roman, et une boîte à photos une saga familiale. On n'avait jamais envie d'arriver au bout et on en réclamait encore.
Il y a bien longtemps que tu ne les as pas regardées toutes ces photos là. Les dernières fois que tu en avais parlé, elle n'avait pas eu envie, " non, tu m'embêtes".
Tu sais que tu vas pleurer, c'est bien obligé. Tu sais qu'il y a des tas de gens que tu ne reconnaitras pas. Tu sais que certainement aussi, certaines photos manqueront à l'appel. Tu sais que tout cela c'est un rendez-vous, un passage obligatoire, mais tu vas le décaler. Tout est encore trop frais, trop présent. Il te faut laisser du temps au temps.
Un jour tu les affronteras. Peut-être seule, peut-être en compagnie d'un de tes grands enfants, peut-être en compagnie d'une cousine... Qui sait? Le moment sera venu, le rendez vous sera honoré. Demain les boîtes à photos, celle de mémé, celle de maman, seront emportées. Elles quitteront leur étagère dans le grand dressing , elles quitteront cette maison qui crie son vide, pour rejoindre une autre étagère chez toi. Tu vas leur trouver une place, il te faut bien les accueillir.
Les boîtes à photos ont, elles aussi, un cheminement de deuil à faire...